4 avr. 2024

La Technosociété (7) : Les caractéristiques de la Technique

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"La Technique s'oppose à la Nature. La Technique est créatrice d'un système artificiel qui détruit, élimine et subordonne le monde naturel. Ces deux mondes obéissent à des impératifs, des lois et des ordonnancements différents."


Jacques Ellul dit :

   - Que les techniques traditionnelles jouaient un rôle d'intermédiaire entre l'homme et son environnement, les techniques étaient des outils et non une réalité par elles-mêmes ;
   - Qu'au 18e siècle, les techniques ont été dépassées par LA Technique qui est devenue un objet en soi, un phénomène s'étendant à tous les domaines de l'activité humaine ;
   - Que la Technique est devenue aujourd'hui la seule préoccupation des hommes comme unique condition du développement sociétal.


I. La Technique dans la civilisation

En bousculant les habitudes et modifiant les paradigmes, la nouveauté technique semble toujours avoir eu un caractère rapide, surprenant et inacceptable pour les hommes. Toutefois elle a toujours su se faire accepter, c'est donc son développement normal et il ne faut pas s'en émouvoir.
Il faut observer que tailler une pierre pour la mettre au bout d'un bâton et fabriquer une mitrailleuse relève du même instinct et quelque soit son stade d'évolution, les lois de propagation de l'invention technique sont les mêmes. Ainsi les techniques actuelles semble avoir les mêmes caractéristiques que les techniques ancestrales. Pourtant, la Technique moderne a quelque chose de fondamentalement différent...
Ce ne sont donc pas les caractères intrinsèques qui différencient la Technique moderne des techniques précédentes mais les caractères de la relation entre le "phénomène technique" et la société.

Techniques traditionnelles et civilisation

En se tenant aux caractères intrinsèques, l'étude des techniques traditionnelles et actuelles montre une distinction entre les techniques fondamentales (qui résument les rapports de l'homme avec son milieu) et les techniques issues de la science appliquée. Les techniques primitives n'ont pas de réalité par elles-mêmes, elles sont soumises à l'homme et ne sont que des intermédiaires entre l'homme et son milieu. Les techniques issues de la science appliquée date principalement du 18e siècle et caractérisent notre civilisation moderne. 
En observant l'ensemble des civilisations qui nous ont précédées, on remarque que la technique y occupe toujours la même place avec les mêmes caractères :
1. Le premier caractère est que la technique ne couvre que des domaines restreints dans la société. On trouve essentiellement des techniques de guerre, de chasse, de production, de consommation et des techniques magiques. Ceci semble constituer l'ensemble de la vie humaine d'alors. A noter que lesdites techniques ne semblent pas être au centre des préoccupations mais utilisées pour leur seule efficacité dans la poursuite d'un objectif. Durant cette période, les relations sociales, commerciales, politiques et juridiques relèvent principalement de l'initiative privée (se référant le plus souvent à une sorte de tradition). La volonté technique et le perfectionnement rationnel sont absents de la gestion des états, le rapport humain domine largement le schéma technique et le devoir de travailler qui sont alors secondaires et ne sont ni une occupation ni une préoccupation. Dans les civilisations primitives le travail et la production étaient considérés comme une peine, ceux-ci étaient donc réduits à la stricte nécessité et échappaient à tout besoin d'efficacité. Tout au plus le besoin de rendement était généralement satisfait par un accroissement de la force de travail, par l'esclavage notamment.
Aujourd'hui nous ne pouvons penser au confort que dans l'ordre technique. Le confort est devenu essentiellement matérialiste et est étroitement lié au perfectionnement technique. Il en était tout autrement au Moyen-Âge où le confort était la marque de la personnalité de chacun sur son lieu de vie, où l'espace et l'hygiène jouait un rôle primordial alors que la commodité était secondaire.
2. Le deuxième caractère amplifie le premier dans le fait que l'homme dispose de très peu de moyens techniques, d'autant plus que l'on ne cherche pas à perfectionner ces moyens. On est dans un principe d'économie : on utilise jusqu'au bout les moyens que l'on possède en se gardant de les remplacer ou d'en créer d'autres tant que les anciens peuvent agir. La société n'est pas orientée vers la production de nouveaux instruments mais vers l'utilisation la plus étendue, la plus parfaite et la plus raffinée des moyens. Ainsi la recherche porte sur le "coup de main", c'est-à-dire la capacité de l'ouvrier de compenser la déficience de l'outil. C'est une ère artisanale où tout varie en fonction des aptitudes et de l'ingéniosité de celui qui produit, caractère que la Technique cherchera à éliminer en privilégiant la perfection de l'outil plutôt que la perfection humaine. Notons quand même que la perfection du geste est finalement un des facteurs ayant amené le besoin de perfectionner l'instrument.
Par le même principe, les états disposent de très peu de lois et d'institutions, les décisions sont prises rapidement par un petit nombre de personnes et à la discrétion des décideurs (sans tenir compte de l'aspect technique). On constate de façon générale que dans ces civilisations les techniques sont peu nombreuses mais très efficaces car menées au maximum de leur potentiel.
3. Le 3e caractère du monde technique d'avant le 18e siècle est qu'il est toujours local. Excepté quelques rares exemples souvent accidentels ou dus aux guerres, pendant plusieurs millénaires la technique se propage lentement et avec peu de transmission. De toute évidence, les égyptiens sont les seuls à avoir édifier des pyramides à faces lisses, l'art grec est resté grec, le droit romain n'a aucunement dépassé le monde romain. Ceci s'explique par le fait que la science et la technique appartiennent à la culture de chaque civilisation et sont donc interdépendantes. De plus, dans ces civilisations la technique n'est pas une marchandise, la transmission en est donc limitée.
L'évolution technique a quand même lieu mais celle-ci est absorbée et orientée par l'état (Egyptiens, Incas), par la philosophie (Chinois, Grecs) ou par les arts (Europe du 15e siècle) qui lui imposent leurs limites et leurs exigences. La technique n'existe quasiment jamais à l'état pur, elle n'est donc pas sujette à comparaison ni à concurrence, ce qui lui enlève son caractère le plus décisif. Nous avons tendance à voir notre société actuelle comme la plus belle évolution des civilisations antérieures, or cette vision d'une société qui a tâtonné durant des millénaires pour aboutir à une société parfaite est fausse.
A côté de cette limitation géographique doit s'ajouter également une limitation dans le temps. Avant le 18e siècle, la recherche technique est décorrélée de la recherche scientifique : le développement technique est empirique pragmatique, tout ceci évolue très lentement et il faut parfois des siècles pour qu'une invention soit généralisée (le moulin à eau, les automates ou la poudre à canon par exemple). Il faut donc se méfier des discours qui nous présente l'histoire des techniques comme l'évolution des inventions. Pour exemple, le 17e siècle foisonne en inventions en tous genre (machine à calculer, autocuiseur, métier à tisser mécanique...) mais ces avancées techniques se heurtent à un manque de structure systémique qui empêche leur propagation. La technique étant soumise à l'homme, elle évolue au rythme de la lente évolution humaine et relève essentiellement de l'artisanat (dans sa dimension artistique, esthétique mais également morale et éthique). Ce dernier point était le principal facteur d'équilibre de la société et c'est ce point qui vacillera profondément lorsqu'au 18e et 19e siècles se développera un système technique hyper rationnel exclusivement guidé par le besoin d'efficacité.
4. Le dernier caractère de la technique durant cette longue période historique est la possibilité de choix offerte à l'homme. Choix dans les techniques utilisées mais également choix dans le type de civilisation. De fait, on observe dans l'histoire du monde deux grands types de civilisation : les civilisations actives (tournées vers la conquête et l'expansion) et les civilisations passives (tournées vers elles-mêmes et ne travaillant que pour la strict satisfaction de leurs besoins vitaux). Ainsi le fait que la technique soit à l'échelle de l'homme permet à celui-ci de décider de son sort (collectivement et individuellement) et choisir d'utiliser ou de répudier la technique. Par exemple, dans l'Empire romain, âge technique sous bien des aspects, il est possible de se retirer et de vivre en anachorète ou en paysan à l'écart du tumulte de la cité et de son évolution, et de fait Rome restera bien impuissante face à ceux qui auront décidé de fuir le service militaire, l'impôt ou les juridictions impériales.
Ainsi l'évolution sociétale ne relève pas d'une logique d'inventions et de progression des techniques mais d'une interaction entre l'efficacité technique et la volonté d'efficacité émanant de la société. La technique a pour rôle d'assister l'homme qui reste le seul maître de son évolution.

Des caractères nouveaux

C'est à partir du 18e siècle que les caractères traditionnels de la technique disparaissent au profit de nouveaux. Nous avons déjà parlé des techniques issues de la science appliquée comme origine de la société moderne. Et c'est la multiplicité de ces techniques au 18e siècle qui engendra le phénomène technique qui apparait alors comme une nécessité. Désormais la Technique a pris corps et est devenue une réalité par elle-même, elle n'est plus seulement un moyen et un intermédiaire mais un objet en soi. Les phénomènes techniques sont fondamentalement différents avant et après ce moment charnière. La morale et l'éthique, comme caractères exclusivement humains, sont étrangères au nouveau phénomène technique. Ainsi l'on conduit la nouvelle société industrielle en vertu de considérations purement techniques.
NB : Et c'est parce que l'on se trouve à contre courant de ce qui fait l'essence humaine que l'on essaie de réintroduire de façon absurde des théories morales et éthiques parlant de liberté et de justice. La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 en est la plus célèbre manifestation.
Désormais la Technique n'est plus limitée en rien et s'étend à tous les domaines et toutes les activités humaines : elle est devenue parfaitement objective et se transmet comme une chose quel que soient le pays ou le milieu social. Ainsi elle est devenue un facteur d'unification de la société.