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Peut-on parler de société, de culture, de civilisation sans parler de science ni de technique ? je préfère dire non. Et disons le tout de suite : je pense que notre société contemporaine a pour caractéristique principale la prédominance de la technique.
Peut-on parler de société, de culture, de civilisation sans parler de science ni de technique ? je préfère dire non. Et disons le tout de suite : je pense que notre société contemporaine a pour caractéristique principale la prédominance de la technique.
Ainsi
le système technicien s'est imposé à nous. Mais non sans
difficultés, il s'est imposé par la force, par coups de boutoir en
opposant la Raison salvatrice à la Tradition aliénatrice. Tradition
pourtant à l'origine de toutes les sociétés humaines...
Suite
au précédent billet, j'illustrerai le propos en posant ici (et dans
le désordre) quelques balises historiques. Ces balises nous
permettront de discuter cette relation quasi-consanguine entre
science, technique et société. Nous pourront aussi y trouver
quelques clefs pour comprendre la frustration actuelle des peuples
face à un système devenu anthropophage.
L'idée
ici n'est pas de passer en revue toute l'histoire européenne et de
la remettre à la sauce 'culture scientifique'. Les exemples suivant
ont été choisis car ils convergent vers une période particulière
: la Révolution Industrielle, qui est le noeud du problème. Ces
lignes servent à mettre en l'air quelques idées qui pourront faire
l'objet de développements ultérieurs, avec votre aide bien sûr.
;o)
La
Révolution française
Une
incursion remarquable du système technicien dans la société se
trouve dans l'un des passages les plus célèbres de l'histoire
européenne : la Révolution française de 1789-99.
Le
mouvement révolutionnaire prônait un "Homme universel",
prétendument héritier des Lumières et vecteur d'un individualisme
et d'un rationalisme salvateurs ; ce nouvel Homme devait renverser l'Homme historique qui était le produit et l'esclave
de la société traditionnelle. En rappelant que l'action se situe
par ailleurs en pleine Révolution Industrielle, certains voient dans
cet événement une tentative de la Raison technique de supplanter
l'Ordre théocratique.
La
Contre-Révolution
a alors mis en garde contre les conséquences
du "blasphème" que représente la Déclaration des
Droits de l'Homme (comme volonté des hommes de régir -et de façon
rationnelle- la société à la place de Dieu). Mais la Restauration
de 1814 n'y peut plus rien : l'estocade a été portée, la société
théocratique française est tombée avec la tête du Roi.
Doit-on
voir dans cette période la confrontation entre deux cultures
philosophiques, entre deux systèmes politiques, ou bien entre deux
civilisations ?
La
Renaissance
La
Révolution française a-t-elle été une radicalisation du mouvement
-plus culturel- qu'avaient été la Renaissance et le siècle des
Lumières ? Je reste sans avis tranché, mais il me semble que les
processus en oeuvre ont été très différents dans les deux cas.
Déjà
les Réformes
protestante (15e s.) et catholique (16e s.) avaient durci le dogme
religieux à une époque
ou voulait s'imposer la pensée rationnelle issue de la Révolution
Scientifique.
Mais
à la différence de ce qu'il se passe durant la Révolution française, la Révolution scientifique (incarnée par les travaux de
Copernic, Newton, Galilée et Boyle) marque un renouveau dans la
connaissance de la nature et la production de cette connaissance :
c'est la naissance de la science moderne, celle qui veut éclairer le
monde. Il n'est pas de volonté alors de changer la société.
- La vision opposant la Renaissance à un Moyen-Âge obscurantiste et immobiliste me parait trop caricaturale pour être intelligente. On présente souvent la Révolution scientifique comme une réaction au Moyen-Âge, il me semble qu'il en est autrement : elle en est le fruit. Alors que la science antique avait un rôle essentiellement contemplatif, il monte durant le Moyen-Âge l'idée que le savoir confère un pouvoir -sur les objets, sur la nature, mais aussi sur l'Homme. Le savoir devient une manne et la création de l'Université (au 13e s. il me semble) comme maître d'oeuvre de la diffusion et de la laïcisation des connaissances annonce le renouveau culturel.
Mais
le savoir devient aussi le pivot du développement technique, en
conséquence le savoir lui-même doit devenir technique, méthodique.
Ici réside toute l'essence de la rupture galiléenne : Galilée
cherche à normaliser la production du savoir en insistant sur
l'importance de la mesure et de l'instrumentation. Par là il ouvre
la voie d'une nouvelle culture scientifique, expérimentale et
prédictive. La technique au service de la science, la science
moderne.
- Gardons-nous d'opposer la science antique et la science moderne. Nous avons l'habitude de voir l'Antiquité comme l'âge de la science purement spéculative, réservée à la caste des philosophes sodomites en sandales -ceci est seulement valable pour la Grèce, encore que... Mais en observant les civilisations égyptienne, mésopotamienne, chinoise et romaine, on peut remarquer que la technique s'y est développée comme pensée opérante, comme réflexion sur l'action. Toutefois seuls les Babyloniens et les Romains manifestent clairement l'intention d'appliquer cette pensée technique à l'ensemble de la société (elle prend alors la forme de lois, de structures ou d'organisations administratives, juridiques...)
Le
19e siècle et la Révolution industrielle
La
période 1700-1945 est riche en changements politiques ainsi qu'en
découvertes scientifiques et techniques, il vient alors la nécessité
d'augmenter
l'efficacité dans la pratique des métiers et les méthodes de
production. Les théories scientifiques n'ont plus seulement pour but
de décrire l'environnement mais de fournir des outils conceptuels à
la bonne marche de la société. La conséquence est que cette
société se voit technicisée à quasiment tous les niveaux : besoin de développer une technique administrative (création
des grandes institutions et des différents codes), une technique
politique et législative (création des républiques et systèmes
d'accord internationaux), et même une technique scientifique
(créations des grandes sociétés savantes et des grandes
académies). J'en passe.
La
science change peu à peu de statut : elle devient un liant entre les
techniques car celles-ci tendent à se développer rapidement et de
façon autonome. On voit alors poindre la convergence entre science
et technique dans un but avoué : la recherche de l'efficacité maximale en
toute circonstance. Ce but implique la subordination des sciences aux
techniques. Les positivistes de l'époque clamaient l'avènement
d'une science libérée et libératrice, celle-ci était au contraire
en train s'enfermer dans le système technique. Dommage.
Mais
on ne désespère pas car là encore, à l'instar de la Réforme ou
de la Contre-Révolution dont avons parlées, la société
traditionnelle résiste encore au monstre technique. Les luddites
anglais de 1811 (ainsi que les canuts en France) se battaient contre le remplacement de l'homme par la
machine, « le Paris des barricades » de 1830, 1848 et
1871 contestait le clivage entre les masses laborieuses et l'élite
de la fortune et du savoir. Alors question : en regardant mieux, ne
peut-on pas voir là -non pas des luttes purement politiques, mais un
sursaut d'un homme pris au piège de la nouvelle organisation
sociétale qu'imposait la technique triomphante ?
La
2e Guerre mondiale et l'Europe d'après-guerre
Ce
mouvement technoscientifique semble atteindre son archétype dans
l'élaboration et la réussite du projet Manhattan : la science
complètement subordonnée à la technique, sous l'impulsion
militaire, avec un besoin de rentabilité à très court terme.
Pourtant,
l'expérience de la grande guerre et la crise financière des années
30 avaient vu la confiance populaire vis-à-vis des sciences
largement diminuée. Il n'empêche que la technoscience est au coeur
du nouveau conflit mondial et le fer de lance de la reconstruction
des 30 glorieuses. Et inutile de s'étaler sur le poids des
techniques durant la guerre froide, la société semble prise au
piège.
En
particulier, la période d'après-guerre voit la France se diriger
clairement vers la technocratie : mise en place de politique
scientifique avec lettres de missions, planifications en tout genre,
création d'organismes de recherche orientés vers l'application
technique, encouragement de la recherche industrielle... On donne
toute licence à la recherche finalisée car celle-ci est devenue le
vrai moteur de la recherche de base. Aujourd'hui ceci est bien
intégré par tout le monde, le citoyen ne demande plus à la science
de résoudre la question du bonheur, il lui demande les solutions
techniques pour améliorer son quotidien. Mais que ce demande l'homme
caché derrière ce citoyen ?
Genèse
d'une frustration populaire face à un système anthropophage
Une
société techno-scientifico-lobotomisée, une liberté en
demi-teinte prise au piège d'une organisation régissant tous les
mouvements, et en plus on peut rien y faire, c'est la faute à
Voltaire... Bah flûte alors ! L'homme semble n'être devenu que le
rouage d'un système devenu autonome, système dont il a été lui
même le promoteur. On en regretterait presque l'époque des
sodomites en sandales ! :o)
Formulée
ainsi, cette question paraît un peu intello et semble mener au
suicide collectif. Mais en écoutant bien les cris des
alter-mondialistes, des écologistes, des fondamentalistes
religieux... N'entend-on pas justement un seul et même cri : le cri
d'alerte contre ce suicide collectif (économique, environnemental,
moral...) causé par cette société (trop) technique ?
Une
chose est sûre pour moi, la communication des sciences se fourvoie
complètement lorsqu'elle se borne à l'explication du fait
scientifique. Le malaise entre la Technosociété et ses citoyens
est trop viscéral pour qu'une communication de surface soit satisfaisante.
Du
coup, pour appuyer la question titre -et en statuant sur le fait
que la société est une élaboration technique : le problème est-il
entre « science et société » ou entre « citoyen
et société » ?
Si
quelqu'un a une piste...
GF
GF
.
Un
peu de lecture :
Bertrand
GILLE, Histoire des techniques, 1978
Jean-Marc
LEVY-LEBLOND, La technoscience étouffera-t-elle la science ?,
2000
Guy
CHAUSSINANT-NOGARET, Le refus de la Révolution, 1988
Pierre
PAPON, Le
temps des ruptures : origines culturelles et scientifiques du XXIe
siècle,
2004
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