30 oct. 2015

La Technosociété (6) : la Révolution Industrielle

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"La philosophie du 18e siècle est favorable aux applications techniques. Elle est naturaliste, utilitaire et pratique(...). Le but de la science apparaît bien ainsi fixé par la philosophie."

Jacques Ellul dit :

   - Que la Révolution Industrielle est seulement un aspect d'un mouvement plus vaste qu'est la Révolution Technique ;
   - Que l'essence de cette Révolution Technique est l'application de la technique à tous les domaines de la société ;
   - Qu'un nouveau monde naît de cette révolution, sous-tendu par cinq phénomènes concomitants : la maturation technique, l'accroissement démographique, l'aptitude économique, l'aptitude sociale, la volonté politique.


On appelle couramment « Révolution Industrielle » l'ère du développement des machines. C'est prendre le spectacle de la technique pour une réalité. En fait, la Révolution Industrielle n'est qu'un aspect de la Révolution Technique.
Pour Mumford, la clef de cette révolution se situe dans les variations de l'utilisation de l'énergie. C'est évidemment réducteur. Jusqu'à 1750 on ne connait que la force musculaire et l'énergie hydraulique, de 1750 à 1880 on utilise surtout la vapeur issue de la combustion du charbon, ensuite vient l'ère de l'électricité, puis celle de la fission nucléaire. Pour Wiener, il y a deux révolutions : une qui a consisté au remplacement du muscle de l'homme par la machine, et une qui consiste au remplacement du cerveau par l'informatique. Encore une fois, c'est restreindre la technique à la machine.
La réalité est qu'on a assisté, à partir de la Révolution Française, à l'application de la technique à tous les domaines de la vie : la création d'un Etat organisé (codes Napoléon), la création d'une technique militaire avec Frédéric II et Napoléon Ier, la création d'une technique économique avec les physiocrates et les libéraux, la recherche de la rationalisation dans tous les processus de production. Ainsi tout doit servir selon les nouvelles règles de la technique imposée.
La Révolution Technique est ce grand travail de rationalisation, d'unification et de clarification : au niveau social, au niveau juridique, au niveau politique et militaire, au niveau économique, au niveau des poids et mesures... L'essor mécanique global provenant de l'usage de l'énergie arrive après ces techniques.
  • C'est alors le triomphe du cartésianisme, Descartes n'ayant pas laissé une philosophie, mais bel et bien une technique de raisonnement.

Mais alors pourquoi n'est-ce qu'au 19e siècle que la plupart des inventions ont été adoptées dans la vie pratique ? Souvenons-nous que Léonard de Vinci a inventé beaucoup d'appareils utiles (réveille-matin, dévideur de soie par ex.) et de perfectionnements techniques (navire à double coque, verrouillage des canons par la culasse, engrenages coniques, coussinet antifriction), pourquoi n'ont-ils pas été développés ?
Au 19e siècle, les scientifiques (qui sont de moins en moins des « savants ») prennent conscience à la fois des nouvelles matières premières à leurs disposition, mais aussi des nouveaux besoins auxquels il faut répondre : les recherches sont délibérément orientées vers l'application technique (notons que Pasteur, initialement chimiste, a été poussé vers la microbiologie sous la pression des négociants en vins et des éleveurs de vers à soie).
C'est donc le début de l'asservissement de la science à la technique, condition déterminante du progrès technique. Ce sera toute l'histoire du 20e siècle.



Depuis la deuxième moitié du 18e siècle, l'optimisme ambiant et la philosophie naturaliste forment un climat très favorable à toutes sortes d'inventions. Les hommes veulent non seulement connaître mais exploiter la Nature. A ce titre, beaucoup de philosophes des Lumières ont une vision déjà scientiste de l'Histoire (cette idéologie ce formera réellement au 19e siècle).
  • Cet état d'esprit a créé une bonne conscience des savants qui œuvraient dans un but philanthropique, la technique devant apporter la justice et le bonheur. Ici nait « le mythe du progrès »
Notons toutefois que les premières réactions populaires ont toujours été contre la machine : le métier à tisser de Vaucanson, le bateau à vapeur, les hauts fourneaux... Ainsi, ce ne sont pas seulement les idées et la philosophie qui expliquent ce développement fulgurant de la technique.

Ainsi la transformation de la civilisation européenne au 18-19e siècle est la conjonction de cinq phénomènes majeurs :
(1) L'aboutissement d'une longue maturation technique. Chaque invention est l'aboutissement d'une période technique précédente. Pendant une très longue période d'incubation collective (1000-1750), la technique s'est développée en souterrain car le milieu social n'était pas favorable à son explosion. Au 19e siècle, ce qu'on observe pour la première fois, c'est la formation d'un « complexe technique », c-à-d le rassemblement d'une série d'inventions au sein d'un ensemble tendant à se perfectionner sans cesse.
(2) L'accroissement démographique. Celle-ci a entraîné inéluctablement un accroissement des besoins, qui ne pouvaient être comblés que par le développement technique. La démographie a d'ailleurs le double rôle de fournir le marché mais aussi le matériel humain nécessaire.
(3) L'aptitude économique. Le milieu économique doit être à la fois stable et dynamique : la stabilité permet d'établir une base définie à laquelle la recherche technique peut s'attacher, mais cette base doit pouvoir supporter les grands changements que la technique provoque dans la vie pratique.
(4) La plasticité du milieu social est peut-être le plus décisif. C'est la disparition des tabous religieux et beaucoup de groupes sociaux ouvrent la porte à la technique, longtemps considérée comme sacrilège. Par l'exécution de Louis XVI, la Révolution Française marque la disparition de ces obstacles et l'émancipation intellectuelle des populations, mais aussi la lutte contre toutes les communautés religieuses. En réalité la société européenne s'atomise, l'individualisme grandit et apporte l'asservissement. Cet asservissement est nécessaire à la révolution industrielle car l'individu se retrouve alors isolé face à l'Etat qui devient fatalement l'autorité suprême : une aubaine pour le phénomène technique.
(5) L'apparition d'une intention technique claire. Dans toutes les civilisations il y a eu un effort technique dans la durée, mais c'est la première fois qu'on voit une réelle intention de masse de techniciser la société. En réalité, ce qui a provoqué ce mouvement général, c'est l'intérêt industriel : la recherche entra alors dans le domaine technique (avec Gilbreth). Au niveau politique, la technique est un facteur de puissance à la fois contre les ennemis du dehors et du dedans, Napoléon l'a bien compris lorsqu'il voulut protéger « les arts et les sciences » (en réalité la technique). De plus, les bourgeois ont toujours été mêlés aux avancées techniques, le règne de la technique est donc définitivement le règne des bourgeois qui trouvent là un vrai moyen de domination et d'enrichissement.
Ce dernier point est important car il ouvre sur le rôle du politique dans cette Révolution Technique :
C'est en Angleterre que la technique pris réellement son essor puisque le capitalisme y était plus développé et les bourgeois plus libres. De plus, l'Eglise Anglicane depuis le 17e s. a adopté comme principe l'idée 'd'utilité sociale' posée par l'évêque Warburton. Ainsi en 1779, James Watt était ruiné et ne pouvait donner suite à sa machine à vapeur. C'est un bourgeois, Mathew Boulton qui compris les possibilités industrielles de l'invention et qui aida Watt à fabriquer sa machine.
Alors qu'en Angleterre l'empirisme et le pragmatisme économique dominent, en France, c'est la monarchie qui lance le mouvement technique. Celui-ci prend alors une forme plus scientifique : ce sont les académies, les universités et les instituts qui font autorité et ont la charge de propager les techniques dans les campagnes.
Nous avons déjà souligné la farouche opposition des masses à l'arrivée de la technique (le Luddisme de 1811, les révoltes des canuts en 1831 et 1834, les émeutes ouvrières contre le machinisme en 1848) : l'intérêt de la bourgeoise n'est pas suffisante pour entrainer toute la société vers la technique... Arrive au milieu du 19e siècle Karl Marx qui réhabilite la technique aux yeux du prolétariat : « la technique est libératrice, il faut s'insurger contre les maitres et non contre la machine ». Ainsi de 1850 à 1914, tout le monde est convaincu de l'excellence du mouvement technique (seul Kierkegaard avait émis un avis prophétique contre la technique mais d'un idéalisme un peu trop vague).
La Prusse avait aussi le contexte favorable au développement technique. La plupart des autres pays européen ont plus de difficultés à entrer dans cette révolution du fait du maintien des structures sociales et l'encrage fort de la religion.
A noter que les USA se sont construits pendant cette période de Révolution Industrielle, ils ont donc adopté tout de suite la conscience technique qui émanait d'Europe. Si bien qu'ils ont passé outre les étapes d'incubations et d'oppositions : la nation américaine s'est fondée sur le mouvement technique et industriel.

Dès lors que toutes ces conditions ont été réunies, a pu se déclencher la grande mobilisation des hommes et des choses nécessaire à l'essor de la société technique. Technique qu'il nous reste à caractériser.

GF
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