4 avr. 2024

La Technosociété (7) : Les caractéristiques de la Technique

 .

"La Technique s'oppose à la Nature. La Technique est créatrice d'un système artificiel qui détruit, élimine et subordonne le monde naturel. Ces deux mondes obéissent à des impératifs, des lois et des ordonnancements différents."


Jacques Ellul dit :

   - Que les techniques traditionnelles jouaient un rôle d'intermédiaire entre l'homme et son environnement, les techniques étaient des outils et non une réalité par elles-mêmes ;
   - Qu'au 18e siècle, les techniques ont été dépassées par LA Technique qui est devenue un objet en soi, un phénomène s'étendant à tous les domaines de l'activité humaine ;
   - Que la Technique est devenue aujourd'hui la seule préoccupation des hommes comme unique condition du développement sociétal.


I. La Technique dans la civilisation

En bousculant les habitudes et modifiant les paradigmes, la nouveauté technique semble toujours avoir eu un caractère rapide, surprenant et inacceptable pour les hommes. Toutefois elle a toujours su se faire accepter, c'est donc son développement normal et il ne faut pas s'en émouvoir.
Il faut observer que tailler une pierre pour la mettre au bout d'un bâton et fabriquer une mitrailleuse relève du même instinct et quelque soit son stade d'évolution, les lois de propagation de l'invention technique sont les mêmes. Ainsi les techniques actuelles semble avoir les mêmes caractéristiques que les techniques ancestrales. Pourtant, la Technique moderne a quelque chose de fondamentalement différent...
Ce ne sont donc pas les caractères intrinsèques qui différencient la Technique moderne des techniques précédentes mais les caractères de la relation entre le "phénomène technique" et la société.

Techniques traditionnelles et civilisation

En se tenant aux caractères intrinsèques, l'étude des techniques traditionnelles et actuelles montre une distinction entre les techniques fondamentales (qui résument les rapports de l'homme avec son milieu) et les techniques issues de la science appliquée. Les techniques primitives n'ont pas de réalité par elles-mêmes, elles sont soumises à l'homme et ne sont que des intermédiaires entre l'homme et son milieu. Les techniques issues de la science appliquée date principalement du 18e siècle et caractérisent notre civilisation moderne. 
En observant l'ensemble des civilisations qui nous ont précédées, on remarque que la technique y occupe toujours la même place avec les mêmes caractères :
1. Le premier caractère est que la technique ne couvre que des domaines restreints dans la société. On trouve essentiellement des techniques de guerre, de chasse, de production, de consommation et des techniques magiques. Ceci semble constituer l'ensemble de la vie humaine d'alors. A noter que lesdites techniques ne semblent pas être au centre des préoccupations mais utilisées pour leur seule efficacité dans la poursuite d'un objectif. Durant cette période, les relations sociales, commerciales, politiques et juridiques relèvent principalement de l'initiative privée (se référant le plus souvent à une sorte de tradition). La volonté technique et le perfectionnement rationnel sont absents de la gestion des états, le rapport humain domine largement le schéma technique et le devoir de travailler qui sont alors secondaires et ne sont ni une occupation ni une préoccupation. Dans les civilisations primitives le travail et la production étaient considérés comme une peine, ceux-ci étaient donc réduits à la stricte nécessité et échappaient à tout besoin d'efficacité. Tout au plus le besoin de rendement était généralement satisfait par un accroissement de la force de travail, par l'esclavage notamment.
Aujourd'hui nous ne pouvons penser au confort que dans l'ordre technique. Le confort est devenu essentiellement matérialiste et est étroitement lié au perfectionnement technique. Il en était tout autrement au Moyen-Âge où le confort était la marque de la personnalité de chacun sur son lieu de vie, où l'espace et l'hygiène jouait un rôle primordial alors que la commodité était secondaire.
2. Le deuxième caractère amplifie le premier dans le fait que l'homme dispose de très peu de moyens techniques, d'autant plus que l'on ne cherche pas à perfectionner ces moyens. On est dans un principe d'économie : on utilise jusqu'au bout les moyens que l'on possède en se gardant de les remplacer ou d'en créer d'autres tant que les anciens peuvent agir. La société n'est pas orientée vers la production de nouveaux instruments mais vers l'utilisation la plus étendue, la plus parfaite et la plus raffinée des moyens. Ainsi la recherche porte sur le "coup de main", c'est-à-dire la capacité de l'ouvrier de compenser la déficience de l'outil. C'est une ère artisanale où tout varie en fonction des aptitudes et de l'ingéniosité de celui qui produit, caractère que la Technique cherchera à éliminer en privilégiant la perfection de l'outil plutôt que la perfection humaine. Notons quand même que la perfection du geste est finalement un des facteurs ayant amené le besoin de perfectionner l'instrument.
Par le même principe, les états disposent de très peu de lois et d'institutions, les décisions sont prises rapidement par un petit nombre de personnes et à la discrétion des décideurs (sans tenir compte de l'aspect technique). On constate de façon générale que dans ces civilisations les techniques sont peu nombreuses mais très efficaces car menées au maximum de leur potentiel.
3. Le 3e caractère du monde technique d'avant le 18e siècle est qu'il est toujours local. Excepté quelques rares exemples souvent accidentels ou dus aux guerres, pendant plusieurs millénaires la technique se propage lentement et avec peu de transmission. De toute évidence, les égyptiens sont les seuls à avoir édifier des pyramides à faces lisses, l'art grec est resté grec, le droit romain n'a aucunement dépassé le monde romain. Ceci s'explique par le fait que la science et la technique appartiennent à la culture de chaque civilisation et sont donc interdépendantes. De plus, dans ces civilisations la technique n'est pas une marchandise, la transmission en est donc limitée.
L'évolution technique a quand même lieu mais celle-ci est absorbée et orientée par l'état (Egyptiens, Incas), par la philosophie (Chinois, Grecs) ou par les arts (Europe du 15e siècle) qui lui imposent leurs limites et leurs exigences. La technique n'existe quasiment jamais à l'état pur, elle n'est donc pas sujette à comparaison ni à concurrence, ce qui lui enlève son caractère le plus décisif. Nous avons tendance à voir notre société actuelle comme la plus belle évolution des civilisations antérieures, or cette vision d'une société qui a tâtonné durant des millénaires pour aboutir à une société parfaite est fausse.
A côté de cette limitation géographique doit s'ajouter également une limitation dans le temps. Avant le 18e siècle, la recherche technique est décorrélée de la recherche scientifique : le développement technique est empirique pragmatique, tout ceci évolue très lentement et il faut parfois des siècles pour qu'une invention soit généralisée (le moulin à eau, les automates ou la poudre à canon par exemple). Il faut donc se méfier des discours qui nous présente l'histoire des techniques comme l'évolution des inventions. Pour exemple, le 17e siècle foisonne en inventions en tous genre (machine à calculer, autocuiseur, métier à tisser mécanique...) mais ces avancées techniques se heurtent à un manque de structure systémique qui empêche leur propagation. La technique étant soumise à l'homme, elle évolue au rythme de la lente évolution humaine et relève essentiellement de l'artisanat (dans sa dimension artistique, esthétique mais également morale et éthique). Ce dernier point était le principal facteur d'équilibre de la société et c'est ce point qui vacillera profondément lorsqu'au 18e et 19e siècles se développera un système technique hyper rationnel exclusivement guidé par le besoin d'efficacité.
4. Le dernier caractère de la technique durant cette longue période historique est la possibilité de choix offerte à l'homme. Choix dans les techniques utilisées mais également choix dans le type de civilisation. De fait, on observe dans l'histoire du monde deux grands types de civilisation : les civilisations actives (tournées vers la conquête et l'expansion) et les civilisations passives (tournées vers elles-mêmes et ne travaillant que pour la strict satisfaction de leurs besoins vitaux). Ainsi le fait que la technique soit à l'échelle de l'homme permet à celui-ci de décider de son sort (collectivement et individuellement) et choisir d'utiliser ou de répudier la technique. Par exemple, dans l'Empire romain, âge technique sous bien des aspects, il est possible de se retirer et de vivre en anachorète ou en paysan à l'écart du tumulte de la cité et de son évolution, et de fait Rome restera bien impuissante face à ceux qui auront décidé de fuir le service militaire, l'impôt ou les juridictions impériales.
Ainsi l'évolution sociétale ne relève pas d'une logique d'inventions et de progression des techniques mais d'une interaction entre l'efficacité technique et la volonté d'efficacité émanant de la société. La technique a pour rôle d'assister l'homme qui reste le seul maître de son évolution.

Des caractères nouveaux

C'est à partir du 18e siècle que les caractères traditionnels de la technique disparaissent au profit de nouveaux. Nous avons déjà parlé des techniques issues de la science appliquée comme origine de la société moderne. Et c'est la multiplicité de ces techniques au 18e siècle qui engendra le phénomène technique qui apparait alors comme une nécessité. Désormais la Technique a pris corps et est devenue une réalité par elle-même, elle n'est plus seulement un moyen et un intermédiaire mais un objet en soi. Les phénomènes techniques sont fondamentalement différents avant et après ce moment charnière. La morale et l'éthique, comme caractères exclusivement humains, sont étrangères au nouveau phénomène technique. Ainsi l'on conduit la nouvelle société industrielle en vertu de considérations purement techniques.
NB : Et c'est parce que l'on se trouve à contre courant de ce qui fait l'essence humaine que l'on essaie de réintroduire de façon absurde des théories morales et éthiques parlant de liberté et de justice. La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 en est la plus célèbre manifestation.
Désormais la Technique n'est plus limitée en rien et s'étend à tous les domaines et toutes les activités humaines : elle est devenue parfaitement objective et se transmet comme une chose quel que soient le pays ou le milieu social. Ainsi elle est devenue un facteur d'unification de la société.




II. Caractères de la Technique moderne

Parmi les caractères essentiels du phénomène technique, les deux premiers paraissent évidents : ce sont la rationalité et l'artificialité. Viennent ensuite l'automatisme, l'auto-accroissement, l'insécabilité, l'universalité et enfin l'autonomie.
1. La rationalité est l'essence-même de tout processus technique, elle tend à soumettre au mécanisme ce qui relève de la spontanéité et du subjectif. La rationalité est évidente dans la division du travail, la spécialisation des tâches et des outils ainsi que la création des standards et des normes de production. Ce mouvement impliquant la réflexion systématique et préalable sur les objectifs et les moyens, et l'exclusion de toutes spontanéité et créativité personnelle. La Technique consiste alors en une réduction de toutes les activités humaines à un schéma logique.
2. L'artificialité. Le système technicien s'oppose à la Nature en ceci que cette dernière est considérée comme une limite au développement sociétal. La Technique s'applique alors à mettre en place un système artificiel permettant de surmonter les limites naturelles. Plus encore, la Technique entend subordonner -voire éliminer- le monde naturel. Nous approchons d'ailleurs rapidement du moment où nous n'aurons plus de milieu naturel [ J. ELLUL cite à titre d'exemple des recherches sur la production d'aurores boréales artificielles promettent même de faire disparaître la nuit de notre planète].
3. L'automatisme est le fait que l'orientation et les choix techniques s'effectuent d'eux-mêmes. L'homme n'est plus décideur, il est dans l'obligation de choisir "the one best way". Puisque tout est calculé et déterminé à l'avance, il n'y a plus de discussion entre deux méthodes car l'une s'impose fatalement comme la plus efficiente. Pour exemple, une opération chirurgicale impossible auparavant et désormais possible n'est pas discutable : l'opération s'impose ipso facto aux patients qui en ont besoin, ces derniers devenant alors simplement les agents enregistreurs participant à l'amélioration du système. On se rend compte qu'un milieu dans lequel intervient la Technique devient d'un coup un milieu technique. Il n'y a plus de choix possible car rien ne peut entrer en concurrence avec le moyen technique. Le choix technique est fait a priori. Nous sommes dans l'évidence technique : refuser une technique par simple jugement personnel relève alors de l'irresponsabilité la plus totale, un acte quasi-criminel. Pour les hommes de notre temps, cet automatisme est juste et bon, c'est le sens de l'Histoire. Ainsi on peut tout remettre en question (à commencer par Dieu) sauf le progrès technique qui à lui seul semble porter l'évolution de l'espèce humaine. L'homme est dépossédé de son pouvoir de choisir et il s'en satisfait, il donne raison à la Technique.
On remarque également que les moyens n'entrant pas dans le giron technique sont en quelque sorte disqualifiés d'office, de sorte que certains modes de vie traditionnels (qui ne sont pas réglés rationnellement) sont au mieux rationalisés ou sinon éliminés. La question du rendement joue ici un rôle majeur, il s'agit de supprimer l'aléatoire et le subjectif, tout doit être objectivé et rendu mesurable. Les activités mesurables sont par conséquent comparables, et les moyens les moins rentables sont éliminés. La précision technique devient telle qu'on s'aperçoit que toute enjolivure est susceptible de provoquer des anomalies dans la mise en oeuvre d'une machine. L'aspect esthétique si chère aux civilisation antérieures est donc quasiment mis au ban laissant ainsi naître l'idée que la forme la plus belle est celle qui est la plus adaptée à l'usage. Se distinguent alors les métiers de l'artisanat (gardant un esprit traditionnel) de l'industrie (ne répondant qu'à l'objet technique).
Cette idée va peu à peu infiltrer tous les pans de la société. Le marxisme va établir une sorte de technique politique en mettant en place des outils de contrôle des populations à des fin de production. Le nazisme proposera une technique militaire adossée à une logique de production industrielle, on commence alors à voir la politique comme un "système", une "grosse machine", un rouleau compresseur qui ne souffre d'aucun adversaire sinon d'autres systèmes concurrents. Ce caractère exclusif de la Technique est la raison de son développement foudroyant. Et même si la Technique a des limites, existera-t-il quelque chose en dehors de la Technique lorsque ces limites seront atteintes ?
4. L'auto-accroissement recouvre deux phénomènes. Au 20e siècle, la Technique est arrivée à un tel point d'évolution qu'elle progresse à peu près sans intervention décisive de l'homme (même si l'on remarque que tous les hommes oeuvrent d'une manière ou d'une autre au progrès technique). Désormais la technique progresse par addition de minuscules perfectionnements qui un jour ouvre les conditions d'une avancée majeure et décisive. Dans ce processus, l'intervention de l'homme est finalement réduite : ce n'est plus l'homme au génie fulgurant qui invente quelque chose ex nihilo, c'est précisément cette addition anonyme qui, lorsque les conditions sont réunies, permet à une Nième intervention minime de produire un progrès important. En général, les systèmes techniques se transforment naturellement sous l'influence de la pratique sans qu'on s'en rende compte, la volonté humaine devenant quasi-inexistante dans le processus.
Cela dit, on remarque que l'accroissement technique n'est pas infini, la mécanique reste de toutes les façons limitée par la nature du monde physique. L'idée que le progrès technique va en s'amenuisant avec le temps, que le progrès actuel n'est qu'une fraction des développements précédents, est totalement fausse. On observe parfois des stagnations dans certains domaines, des phases d'assimilation, mais le phénomène technique, lui, ne cesse de grandir et même d'accélérer. Ceci d'autant plus que le développement technique épuise les ressources naturelles et que la technique elle-même est appelée à la rescousse pour y pallier. Le développement technique est devenu un impératif : l'auto-accroissement est le résultat d'un appel de la technique à la technique, le développement technique apportant son lot de problèmes techniques qui ne pourront être résolus que par la technique. Ainsi l'évolution technique devient purement causale et perd toute finalité, ce ne sont plus les utilisateurs/consommateurs qui orientent le développement mais uniquement les producteurs.
On peut remarquer également que les conséquences technique d'une amélioration technique ne sont pas nécessairement du même ordre : par exemple une amélioration mécanique ou informatique aura des répercussions dans les techniques sociales ou les techniques de production. Ceci correspond au fait que le progrès technique tende à évoluer de façon géométrique, c'est à dire que (1) une invention améliorera non pas un mais plusieurs domaines techniques distincts et que (2) les inventions se combineront entre elles pour produire d'autres améliorations techniques. La complexité du système technicien est extrême, et la part de l'homme y est sans cesse affaiblie. L'homme est toujours présent, mais il est devenu lui-même un objet technique, un simple opérateur, interchangeable. De fait, plus aucun technicien n'est capable de maîtriser (ou même de connaître) l'ensemble d'une technique ou d'un processus technique. La Technique tire sa force de cette ignorance de l'homme.
5. Un autre caractère déterminant est celui de l'insécabilité de la Technique. Le phénomène technique recouvre une unicité de forme dans laquelle tout vient se mouler. Ainsi la Technique transforme et intègre tout ce qu'elle touche, si bien que la société semble désormais évoluer dans le seul but de s'adapter à la Technique. Il faut concevoir qu'à l'intérieur du cercle technique rien d'autre qu'elle ne peut subsister, car son mouvement propre va vers la perfection. Si bien qu'un outil technique ne peut être utilisé efficacement qu'en respectant les règles techniques qui régissent son utilisation.
La tendance à vouloir faire des distinctions entre les techniques, entre la théorie et l'application, est inepte et nie le fait que dans le phénomène technique l'usage est inséparable de l'être. De la même façon, la solution de dire que ce n'est pas la Technique qui pose problème mais l'utilisation qu'on en fait est évidemment simpliste et fausse, ce point de vue ne sert qu'à entretenir l'idée que l'homme reste maître de son destin par le choix qu'il fait d'orienter son développement technique. Or la Technique se développant de façon purement causale, elle ne supporte aucun jugement moral, c'est d'ailleurs une de ses caractéristiques principales. Ainsi il n'existe pas des "techniques de paix" d'un côté et des "techniques de guerre" de l'autre. Vouloir soumettre la Technique à quelconque idéal humain semble être aujourd'hui la pire des mystifications.
Il ne faut pas nier toutefois l'action décisive de l'homme dans l'orientation des recherches notamment dans l'attribution de subventions. Le cas le plus flagrant est sans doute la recherche atomique : force est de constater que la fabrication de bombes est la façon la plus simple de mettre en application les avancées de la recherche dans ce domaine. La Technique exige sans cesse l'application la plus rapide. L'armée joue ainsi très souvent le rôle de catalyseur du développement technique, dans le domaine médical également (cf. le développement de la pénicilline). Citons M. MUMFORD qui dit "l'armée est la forme idéale vers laquelle doit tendre un système industriel purement mécanique", ceci marquant le caractère quasi inéluctable du développement militaire conjoint au développement technique. Nous retombons alors sur la notion d'impératif : "puisque c'est possible, ça devient obligatoire", tel semble être le maître-mot de toute l'évolution technique. Cette course en avant nous pousse à accepter une surconsommation médicale (prescription de médicaments inutiles et interventions chirurgicales de complaisance) ou la transformation de nos villes en camp de concentration (par le développement des techniques policières notamment). Ceux-ci ne sont que deux exemples parmi tant d'autres.
Quand nous disons que la Technique exige l'application la plus rapide, c'est également une question de sa survie car le développement technique coûte cher et se doit d'apporter rapidement un retour sur investissement : soit en argent, soit en prestige, soit en force selon qu'on se place dans un système capitaliste, communiste ou fasciste. En outre, la Technique a besoin d'ordre et de discipline pour pouvoir se développer, d'où une main mise quasiment définitive des états sur la recherche et ses applications. Les états ayant un quasi-monopole sur le domaine militaire, on ne peut alors plus faire de distinction entre industrie civile et militaire et le développement technique ne peut que favoriser la guerre.
6. La Technique revêt un caractère universel, à la fois géographique et qualitatif. De fait, les grandes civilisations qui se sont développées de façons diverses au fil des millénaires n'existent plus et l'ensemble des populations humaines semblent désormais évoluer de concert selon le même mouvement. Cela ne veut pas dire que tous les états sont au même point, mais ils tous sont sur la même trajectoire. Leur développement n'est aujourd'hui envisagé que sous un angle technique par le développement industriel, devenu une panacée que nul ne saurait remettre en question. Or la Technique est égale sous toute les latitudes : elle tend donc à uniformiser toutes les civilisations.
Comprendre le caractère universel de la Technique nous pousse à nous intéresser à l'enchainement historique des techniques. Ainsi "l'esprit technique" est apparu au milieu du 18e siècle avec la technique des machines. L'exemple du textile : l'invention de la navette volante par J. KAY en 1733 a rendu nécessaire une plus grande production de fil, or cette production était impossible sans une machine à filer. J. HARGREAVES invente alors la Spinning Jenny vers 1765. Mais la production de fil dépasse de loin la capacité des tisserands, c'est alors E. CARTWRIGHT en 1785 qui apporta la solution avec son fameux métier à tisser mécanique. Chaque invention déstabilisant les métiers et les chaînes de production, il devient rapidement impossible d'avoir une machine isolée. On observe ce mouvement dans tous les domaines de production (métallurgie et construction en tête). L'intégration de cette technique des machines a engendré le besoin d'organisation, ce sont alors développer les techniques de production. Viennent ensuite les besoins d'organiser le travail, de trouver des modes de financement, des débouchés commerciaux et des moyens d'acheminement. Ainsi ce sont développées toutes les techniques sociales entrainant à leur tours le besoin en machines. L'enchainement des techniques se fait donc par la pression de la "nécessité", et l'Etat interviendra assez rapidement dans ce processus afin de jouer un rôle d'intégrateur et de mise en cohérence des techniques.
L'invasion technicienne du monde a pris deux chemins évidents : le commerce et la guerre. L'impératif technique est d'ailleurs la raisons essentielle (et quasiment la seule) du développement colonial dès le 16e siècle : il fallait conquérir des marchés et trouver des ressources naturelles pour faire vivre la technique et l'industrie occidentale. D'ailleurs, la soi-disant "supériorité intellectuelle occidentale" ne se manifeste que dans le domaine industriel et technique. Et c'est toujours la Technique qui est à l'oeuvre dans le mouvement de décolonisation : les peuples colonisés (ou occidentalisés) ayant désormais pris possession des techniques, ils revendiquent naturellement leur autonomie vis-à-vis de la puissance colonisatrice. Et ce que la guerre et la colonisation ont su faire durant des siècles, le tourisme le parfait aujourd'hui : avions et paquebot nécessitent des installations portuaires de plus en plus perfectionnées, sans compter le développement fulgurant des moyens de communication poussant inlassablement à l'uniformisation mondiale.
Dans le domaine politique, il est à noter que la Technique a été particulièrement brutale. En l'espace de quelques décennies, les sociétés traditionnelles sont passées du servage féodal à la plus méticuleuse des organisations autoritaires, les exemples de l'URSS, du Japon et de la Turquie sont bien connus. De la même façon, la décolonisation a apporté dans un premier temps bien plus de problèmes que de solutions : ainsi une majorité de pays sont tombés inéluctablement dans des systèmes politiques dictatoriaux sous le coup de la nécessité des techniques d'administration, d'organisation et de production. Rien n'échappe à la technique. La Technique ne peut être autrement que totalitaire, elle ne peut être efficace que si elle absorbe l'ensemble des phénomènes à sa portée, ainsi elle tend également au monopole. A noter toutefois que universalité ne signifie pas nécessairement uniformité : il y a aussi une diversité créée par la Technique en fonction des climats, des pays, des groupes sociaux. Mais il ne faut pas s'y tromper, cette diversité est de forme et non de nature.
La conclusion est celle-ci : nous vivons désormais dans une civilisation technique, une civilisation unique. La Technique l'a construite et en a pris de centre, et tout ce qui n'est pas technique en est exclu. L'homme lui-même a été technicisé, il est devenu un objet technique. Nous y reviendrons.
7. Le dernier caractère de la Technique est son autonomie. L'autonomie est la condition même du développement technique. L'efficacité technique prime sur les lois sociétales, la justice ou la morale, c'est d'ailleurs les lois qui vont s'adapter aux besoins techniques. La Technique est même autonome vis-à-vis de l'économie, de la politique et des conditions sociales : la Technique est devenue le moteur de toute l'évolution humaine malgré l'orgueil de l'homme qui prétend encore que les idées et les régimes politiques sont des puissances déterminantes. La Technique est devenue une réalité en soi qui se suffit à elle-même. Il ne faut pas s'y tromper, lorsque l'Etat intervient dans un domaine technique, soit il intervient pour des raisons sentimentales ou intellectuelles et alors son action sera négative ou nulle, soit il intervient pour des raisons de technique politique et alors nous sommes en présence d'une combinaison de techniques. Or la Technique ne supporte aucun jugement ni aucune limitation car elle se situe en dehors des notions de bien et de mal.
Toutefois, il est de constater que la Technique ne peut s'affirmer autonome à l'égard des lois naturelles, physiques ou biologiques. On remarque que chaque fois où la Technique se heurte à la nature elle tend soit à la contourner, soit à la changer, soit à la remplacer. C'est ce qu'on observe dans tous les processus faisant intervenir des substances organiques (les processus fermentaires par exemple). Tout au plus, la Technique permet de travailler sur de plus grandes masses et de produire de plus grandes quantités, mais elle reste dépendante des organismes biologiques quant au processus même de production.
Mais le plus délicat à imaginer est l'autonomie de la Technique vis-à-vis de l'homme lui-même. L'homme participe de moins en moins activement à la création technique qui est devenue une sorte de fatalité. Dans ce processus, soit l'homme se voit réduit au rang de catalyseur, c'est-à-dire celui qui amorce le mouvement sans y participer, soit il devient carrément une contrainte. Effectivement, la Technique ayant pour objet d'éliminer toute variabilité dans son évolution, le caractère humain devient un facteur limitant et toute intervention humaine dans les processus techniques est source d'erreur et d'imprévision. Ainsi la machine n'est plus là pour aider l'homme dans son activité mais pour le remplacer. Il est d'ailleurs à noter que la technique industrielle aurait déjà remplacé totalement l'effort humain si le capitalisme ne lui avait fait obstacle. Toutefois il n'est pas question de faire disparaître l'homme car il reste le premier promoteur et utilisateur du progrès technique, le combiné homme-machine est inévitable. Alors il s'agit plutôt d'amener l'homme à s'aligner sur la technique, quitte à lui faire perdre ses caractères humains essentiels (intellectuels ou émotionnels) : la Technique ne peut exister pleinement en présence d'un homme libre. Le besoin de prévision (et l'exactitude de ces prévisions) est vital pour la Technique, elle a donc le devoir d'asservir l'homme à ses exigences. Face à l'autonomie de la Technique, il ne peut y avoir d'autonomie pour l'homme, l'homme travaille par la technique et pour la technique. Et bien souvent, lorsque l'homme prétend asservir la technique à son but personnel on se rend compte que c'est le but qui se modifie et non la technique.

La relation de l'homme à la Technique

On remarque que les techniques les plus abouties s'adapte au plus près des besoins humains et savent garder une souplesse, si bien qu'elles préservent une apparence de liberté et de choix à leurs utilisateurs. Ainsi elles sont acceptées par l'homme comme un progrès et non comme une prison. Or, c'est un fait, l'homme est désormais pieds et poings liés : il ne peut plus, ni matériellement ni mentalement, se dégager de la société humaine, il ne peut plus échapper à l'action collective ni s'opposer au développement de cette société. Et nous l'avons dit, la société est désormais entièrement régie par le phénomène technique qui est une puissance dotée de sa propre force et de sa propre finalité. Ainsi l'homme ne peut en aucun cas s'en défaire et toute conscience aujourd'hui est sur la ligne de crête d'une décision à l'égard de la Technique.
De tous temps, le sens du sacré et du secret sont des choses sans lesquelles l'homme ne peut pas vivre. Or la Technique n'a ni secret ni tabou et rien n'est sacré pour elle, elle ne respecte rien et n'adore rien. Ainsi, bien plus que la science qui se borne à expliquer les "comment", la Technique désacralise le monde car elle montre, par l'évidence et non par la raison, que les mystères n'existent pas. Le monde est d'ailleurs à ce point désacralisé qu'il n'est même plus audible par la majorité des hommes de parler de spiritualité ou d'activités "paranormales", ces dernières étant reléguées au rang de rêveries voire de folies pures et simples.

L'homme ne pouvant vivre sans le sentiment du sacré, il reporte naturellement ce sentiment sur la Technique qui est désormais idolâtrée et portée aux nues comme la seule voie possible de salut (c'est là la philosophie profonde de l'idéologie communiste). De toute évidence, la Technique est devenue sacrée pour l'homme car elle semble être l'expression commune de la toute puissance humaine sur la nature. Si bien que la plupart des hommes ne cherche même plus à comprendre la Technique, préférant lui conférer un caractère mystérieux, voire magique.

GF
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A suivre, Technosociété (8)

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